TEXTE SOURCE : amselek.ac.free.fr/Textes.../Entre%20réel%20et%20réalité.doc
Cycle de conférences PSYCORPS sur la place du réel en psychothérapie psychanalytique
Conférence du 22 septembre 2010 à Bruxelles
Entre Réel et Réalité,
Où se situe l’efficace de l’action thérapeutique ?
Par Alain Amselek, psychanalyste
Argument : “ La science contemporaine a été amenée à distinguer au-delà de ce qui fait notre réalité quotidienne et ordinaire ce qu’elle a
appelé le Réel. En psychanalyse, Lacan a suivi en distinguant trois registres de la réalité : Symbolique, Imaginaire et Réel (SIR, que
certains écriront à tort hiérarchiquement ISR, pensant que l’Imaginaire précède le Symbolique, et qu’il écrira finalement RSI…). Au début, Freud parlait pourtant simplement de principe de
réalité, qu’il opposait au principe de plaisir…
Qu’est-ce le réel ? Qu’est-ce la réalité ? D’où vient qu’il y ait une différence, que le sens commun ne distingue pas ? La réalité ne devient-elle pas un mythe ? Qu’est-ce
l’action thérapeutique ? Qu’est-ce l’efficace ? Qu’est-ce qu’un “Où” : Un lieu ? Un non-lieu ? Est-il situé dans l’espace ? Dans le temps ? Autant de questions
énigmatiques qui nous hantent dans notre pratique et que nous nous proposons à poser et à illustrer plutôt qu’à y répondre.”
Ce fantastique dont on s’aperçoit toujours plus
Qu’il est en réalité tout le réel…
Antonin Artaud, Sorcellerie et cinéma.
La vie, c’est toujours là où on ne voit pas et là où on ne sait pas
Des analysands
Bonsoir à tous et à toutes… Je vous remercie d’être là, soyez les bienvenus. Je veux aussi remercier Brigitte Dohmen, Sandy Kirsch, Jacques Van Wynsberghe et toute
l’équipe de Psycorps de m’avoir invité à ouvrir ce nouveau cycle de conférences.
Le titre que j’ai donné pour mon exposé à Brigitte « Entre réel et réalité, où se situe l’efficace de l’action thérapeutique ? » est, je dois
l’avouer tout de suite, un titre bien présomptueux. Il faut dire que je revenais tout juste de Tunisie aux vacances de Noël et du Jour de l’an et j’étais encore tout plein de soleil, de mer, de
joie, et donc d’optimisme un peu béat ; je venais aussi de faire une replongée dans mes souvenirs d’adolescence, mes “madeleines de Proust”, à travers une relecture d’Albert Camus… Un pic de
bonheur et de plénitude !... Où, comme dit le poète, en l’occurrence Gilbert Bécaud, « des instants d’éternité », véritable “réel”, avaient balayé la réalité !
Ce titre qui m’a jailli spontanément sous forme d’une question éminemment énigmatique, n’attendez pas de moi ce soir que j’y donne une réponse qui soit claire et qui
puisse vous satisfaire : ce serait bien trop simple. En fait, je crois, que j’ai couru après, en la ratant bien sûr, à travers tous mes livres et probablement toute ma vie, et cela va bien
au-delà des seules préoccupations de l’analyste, car c’est aussi la question que se pose toute personne en quête de ce réel invisible… même si cette question reste, il me semble, la question que
le psychanalyste se pose en permanence, qu’il en soit conscient ou non… Oui, la question flottante à laquelle il se heurte, qui ne le lâche jamais s’il veut être présent, c’est-à-dire actif dans
la relation à son patient et dans les processus inconscients qui en découlent. C’est la question à mille balles, le premier qui s’imagine avoir la réponse est mort comme praticien, même s’il se
voit naître alors comme théoricien.
C’est donc à un exercice paradoxal que je vais me livrer, celui d’avoir à vous faire sentir avec des mots qui deviennent si facilement des abstractions, des
concepts, des théories, une position a-théorique ou au moins antithéorique et quelque chose de "l'intime intimité" avec soi, avec la vie, avec l’autre, c’est-à-dire quelque chose
de l’invisible, l’informe, l’impensable, l’inimaginable, à quoi ont affaire tout analysand et tout analyste dans une cure, bien qu'ils s’en défendent l’un et l’autre, préférant rester ou ramener
tout dans le représentable, le rationnel, le prévisible...
Au risque de ne plus laisser alors aucune place au mystère, au non-savoir, à l’inconnu de la vie, à tout ce qui nous échappe, et pourtant nous porte, nous
nourrit, nous guide même, quand ce n’est pas enfoui et barricadé !
Heureusement ce soir nous ne sommes pas en situation clinique, nous ne ferons que du bla-bla et cela m’autorise à pouvoir faire semblant d’avoir quelques idées pour
essayer de mieux cerner la Question, qui seule importe et nous porte dans les décours d’une cure. Car la psychanalyse, n’est-elle pas que Question, questionnement et inlassable remise en
question, c’est-à-dire mouvement vers de l’autre, de l’inconnu ?
S’ils distinguent ce qui relève du fantasme et ce qui relève de la réalité, en général les psychothérapeutes, disons psychologues ou sociologues, ne font pas
ordinairement de distinction dans leur clinique entre réel et réalité, ces deux derniers termes étant considérés par eux comme synonymes. Ce sont les psychanalystes qui à partir de Lacan et sur
les pas du mouvement scientifique, ont essayé d’introduire de façon radicale et brûlante cette distinction. Cependant, Lacan, qui a échoué dans son entreprise de formalisation de la psychanalyse
comme science, ce qu’il a reconnu à la fin de sa vie[1], a constamment varié dans ses définitions du réel et s’est maintes fois contredit. Une certaine ambiguïté demeure dans
les emplois des mots “réel” et “réalité”. Nous la retrouverons notamment avec une pointe d’humour dans les citations proposées !
Je hais la réalité,
Mais c’est quand même le seul endroit
Où se faire servir un bon steak
Woody Allen
« Il n’y a qu’une seule réalité, une seule chose
Qui calme la faim et qui se mange
Comme un honnête morceau de pain :
C’est l’Amour.
Tout le reste n’est que friandises,
Bonbons fondants, écœurements
Jean Anouilh, Ornifle
Le mot réalité vient du latin res, la chose. Dans le langage courant, une réalité, c’est une chose qui est, et la réalité, c’est l’ensemble des choses qui sont, la
réalité désigne ainsi le caractère de ce qui existe effectivement dans le monde par opposition à ce qui n’a pas d’existence. Quant au mot réel, il est simplement l’adjectif qui qualifie ce qui
relève de la réalité. On est donc là ordinairement dans “ce qui est observable” au niveau macroscopique, celui que perçoit “naturellement” l'être humain, et donc le niveau qui est livré à ses
sens : ce que je vois, ce que j’entends, etc.
Paul Valery déclare dans Mon Faust (Œuvres Pléiade, Tome 2) : « Ma main se sent touchée aussi bien qu’elle touche. Réel veut dire cela, rien de
plus ».
Mais si on dépasse ce niveau du sens commun, cela se complique très vite.
Dès que les hommes sont passés de l’état premier d’“êtres sentants” et plus ou moins bruyants ou criants” à celui d’“êtres parlants”, le langage a introduit
chez eux le semblant, la ruse et le mensonge, tout ce qui allait leur couper le chemin direct de la chose. C’est toute l’histoire du mythe de la Genèse dans la Bible.
Ce qui est nommé n’est-il pas déjà perdu ?
Albert Camus
Le mot n’est pas la chose, on a même dit qu’il était “le meurtre de la chose”, il peut la représenter, mais hors d’elle-même, hors de sa vie propre, de son potentiel
d’irreprésentable, de mouvance et donc de devenir, dans une place de substitution, place de fixation et de mort dans l’ailleurs du langage ou l’ailleurs de l’image. Cette “absentification
du réel” a ouvert toutes les possibilités à l’imaginaire, à la fiction, au rêve, au mythe. Mais aussi cela a permis par là même aux hommes d’objectiver le monde, de l’imager et de le
penser, en mettant surtout en doute son apparence, en lui superposant des constructions mentales. Ainsi le monde est devenu ma représentation, que bien sûr je suis obligé d’ajuster plus
ou moins à celle de mes proches pour pouvoir établir des possibilités d’échange avec eux sur des bases consensuelles.
Mais bien sûr aussi au prix de dissensions, de clivages et de conflits ? On voit là déjà une raison de l’apparition du souci et du soin des
thérapeutiques langagières ou idéalistes (N’est-ce pas d’ailleurs la même chose ?) :
Essayer en restant dans le langage, dans les interprétations et les constructions, d’en corriger les artefacts et les nouages et de procéder à
des réaménagements symboliques. Ce qui aurait été noué par le langage, ce serait le langage qui pourrait le dénouer ?... On ne sortirait pas de là.
Devenant ainsi, plus ou moins consciemment, métaphysiciens ou logiciens, les êtres-parlants se sont très vite livrés à des joutes autour de la réalité à laquelle
nous donne accès le langage, en même temps qu’autour de celle qu’il nous cache, nous fait oublier ou nous travestit.
Les philosophes se sont classés en réalistes et idéalistes. Les réalistes admettent que pensée, langage et choses vont dans le même sens et que les choses sont
faites comme nous les pensons faites, selon les procédés qui conduisent nos quêtes spéculatives. Ils admettent aussi là que la médiation du langage pour dire nos jugements n’a pas d’influence
déréalisante, et que c’est bien le monde tel qu’il est hors de nous que notre parole ou notre écriture “montrent” en le décrivant. Pour les idéalistes, ce qui nous est donné dans l’expérience du
monde est par contre toujours un produit de nous-mêmes, un produit élaboré certes au contact du monde et non pas de façon purement arbitraire, mais un produit fabriqué par nous-mêmes et pour
nous-mêmes; ce qu’exprime le fameux mot de Bachelard: « rien n’est donné, tout est construit ». [2]
Partout l’homme ne rencontre que des instruments et des structures
Dont il est l’auteur.
Tout ou presque lui renvoie son image.
Le monde n’est plus un mystère, mais un miroir.
Alain Finkielkraut
L’accès à la réalité en soi n’est plus du tout garantie. A la limite, il n’est même plus sûr que la réalité existe et on commence à se demander si elle n’est pas un
mythe, ce qui nous ferait voyager au centre du paradoxe et de la folie…
Pour pouvoir justifier ou infirmer le monde des Idées (des Idées avec un I majuscule, qu’ils nommaient Universaux ou Archétypes), les théologiens du Moyen-âge ont
largement disputé autour de ce qu’ils ont appelé selon leurs positions : le réalisme (L’Idée a en elle-même sa propre et réelle existence dans l’Univers, hors de tout esprit), le
conceptualisme (L’Idée ou Forme ou Structure est une conception de l’esprit, et si le concept a une réalité distincte du mot qui l’exprime, il n’y a rien qui lui corresponde hors de l’esprit) ou
enfin le nominalisme (L’Idée générale n’est faite que de simples mots, sons sans consistance, qui ne désignent aucune réalité). Je ne vais pas entrer là dans le détail de ces querelles, certes
très intéressantes et pas si obsolètes que certains le pensent, mais cela nous prendrait trop de temps.
Parmi les illusions de l’existence, certaines réussissent.
Ce sont elles qui constituent la réalité
Jacques Audiberti, L’effet Glapion
Avec l’avènement et le développement de la science, une nouvelle position s’est faite jour : la position pragmatiste qui tient la réalité pour garantie par la
réussite des actions fondées sur ce qu’on en a compris. La réalité, c’est alors ce qui marche, ce qui marche dans certaines conditions d’expérimentation, mais… encore dans un système de
représentations à l’intérieur duquel on reste quand même enfermé ! On ne sort pas là du symbolique (en gros le langage, ou plus précisément ses signifiants), ni de l’imaginaire (les
retombées du symbolique, les signifiés, -à ne pas confondre avec l’imaginaire animal ou pré-verbal chez l’homme[3]). Symbolique et imaginaire enveloppent la réalité, comme
disent les hindous, du voile de Maya… ce qui nous met, selon le mot de Jacqueline Barus-Michel, …dans la mayonnaise !
Pour compliquer les choses, les savants, selon leurs spécialités, étudient la réalité à différents niveaux, macroscopique (la mécanique classique) ou microscopique,
voire à un niveau encore plus “fondamental” (au niveau des particules dans la physique nucléaire), montrant ainsi que la réalité peut s'appréhender selon différentes perspectives. Il n’y a plus
alors une réalité, mais des réalités multiples qui se superposent ou s’insèrent l’une dans l’autre.
Ainsi, si nous prenons une table classique en bois, un menuisier nous déclarera qu’elle a la consistance de tel ou tel bois en provenance de tels arbres dans telle
forêt ; mais si on fait venir un chimiste, lui nous expliquera que ce que nous voyons de la table en bois n’est pas la vraie réalité, car elle est faite de chaînes de molécules et il pourra
même nous la dessiner ainsi dans cette représentation ; un physicien classique dira : non, non, il faut voir les choses autrement, c’est en réalité un assemblage d’atomes, qu’il nous
représentera aussi à sa façon ; si on s’adresse à un physicien quantique, la table va devenir corpuscules et ondes à la fois, et à la limite de la recherche scientifique, elle n’est plus que
simple vide, animée ou non de vibrations. On croit rêver comme Alice au pays des Merveilles !
« La réalité est inconnaissable en soi », va asséner Popper sur les pas de Kant. « Tout est irréel », affirme plus simplement
Cioran !
Mais à travers l’explosion de toutes ces réalités relatives qu’étudient les scientifiques, et il y en a bien d’autres !,
les savants se sont demandés bien entendu : Y a-t-il finalement une Réalité Ultime, une réalité de ces réalités ? Y a-t-il une Réalité suprême ou
absolue ? Pour la distinguer de la ou des réalités, ils l’ont appelée le Réel, sans être tout-à-fait sûrs que ce Réel, qui serait au fondement de toute réalité relative, existe ou soit
accessible, et pour les plus audacieux d’entre eux, ils ont déclaré que ce Réel, s’il était accessible, ne pouvait l’être que par la mystique et ses pratiques au-delà
du langage. C’est ce que Raymond Ruyer a appelé dans les années 1970 un peu abusivement certes “la gnose de Princeton”.
Il est étrange qu’un certain savant, le dénommé Freud justement, soit parvenu à la même conclusion. Il est étrange
que Freud qui se définissait comme un “Homme des Lumières” et un “rationaliste extrême”, qui était totalement pris dans le scientisme fin XIXème siècle et voulait à tout prix intégrer la
psychanalyse dans le mouvement des sciences, qui affirmait être un savant positiviste sur les traces matérialistes pures et dures de son maître,
Ernst Brücke (« la plus grande autorité qui ait jamais exercé une action sur moi », a-t-il dit), il est étrange qu’à la fin de
sa vie Freud ait commencé à pressentir, malheureusement trop tard, sans avoir les moyens ni le temps de leur élaboration, des zones métapsychologiques autour de l’intuition mystique, dont à aucun
moment il n’avait mesuré ni accepté la portée.
Aprés s’être montré extrêmement critique à l’égard de tout ce qui lui semblait mystique et qu’il assimilait à de l’obscurantisme (mais on sait d’après Freud
lui-même qu’on nie le plus souvent ce qu’on est tenté d’affirmer mais que par peur ou déplaisir on écarte ou on refoule), il en vient en effet de manière surprenante en 1933 dans ses “Nouvelles
Conférences” à reconnaître que la démarche mystique présente des similitudes avec les processus psychanalytiques, elle consisterait pour lui en un repli de la topique psychique effaçant
l’espace-temps : « On peut se représenter sans peine, écrit-il (p. 109-110), que certaines pratiques mystiques sont capables de renverser les relations normales entre les
différents territoires psychiques, de sorte que, par exemple, la perception peut saisir dans le moi inconscient et le ça des faits qui lui étaient autrement inaccessibles... Nous
admettrons (c’est toujours Freud qui parle), que les efforts thérapeutiques de la psychanalyse se sont choisi un point d’attaque similaire ».
Cela n’arrêtera plus de le travailler. On trouve en effet cette note écrite par Freud le 22 août 1939, exactement un mois avant sa mort le 23 septembre :
« La mystique, l’obscure autoperception du règne au-delà du Moi, du Ça ».
On voit dés lors poindre le Réel comme ce que vise mon désir, ce qui meut mon être, ma vie propre au-delà de la réalité langagière, qui m’en coupe. Et cela ne nous
étonne plus que Freud dans sa lettre 52 à Fliess en décembre 1894, oui, déjà en décembre 1894 à propos du Manuscrit G, utilisait le terme das Ding, La Chose, pour désigner un réel archaïque,
l’objet primordial du désir. C’est ce Réel qui suscite mon désir, et la réalité qui y fait obstacle, créant l’angoisse.
L’inconscient, c’est le réel en tant qu’impossible à supporter
Lacan
Dans une perspective structuraliste et purement idéaliste ignorée de Freud, qui s’en tenait au début à la distinction du principe de
réalité et du principe de plaisir avant de découvrir ensuite un “au-delà du principe de plaisir”, Jacques Lacan va s’intéresser à bien distinguer ce qu’il appelle alors les trois dimensions ou
catégories de la réalité : Symbolique, Imaginaire et Réel, tout en étudiant comment elles se nouent topologiquement.
C’est certainement sa contribution la plus importante à la psychanalyse, et à mon sens il serait dommageable de
l’ignorer. En s’appuyant sur l’ordre de la linguistique structurale : signifiant, signifié, référent, soit mot pour mot Symbolique, Imaginaire et Réel, il propose cette métaphore :
Prenons une table (encore l’exemple de la table !), La table imaginaire recoupe les fonctions de cet objet, on mange dessus, elle peut servir à poser un vase, elle marque le repas,
etc. Elle nous donne toutes les images possibles ou virtuelles de la table.
La table symbolique, c'est simplement le mot table tel qu'il vient se lier dans le discours. On dit ainsi : à table !, faire
table rase - le signifiant table peut aussi s'insérer dans d'autres expressions, comme table des matières… Le réel, où se trouve-t-il ?
Le réel lui se constitue du reste… soit ce que l'on ne connait pas ! « Le réel est le domaine qui subsiste hors de
la symbolisation », explique Lacan dans Ecrits p. 388. Il est un point de butée, et Lacan le définit encore comme produit “d’une impasse de la formalisation”.
C’est dans son séminaire “L'identification” (1962) où il parle sans cesse de retournement et d’inversion, et où il est question d'une phrase extraite de “La
Critique de la Raison pure” de Kant : “Ein leerer Gegenstand ohne Begriff” (Un objet vide de concept sans saisie possible avec la main), que Lacan clarifie sa notion de Réel. Leer signifie en
allemand : vide, inoccupé, vacant (au figuré : vide de sens) ; si on retourne les lettres formant leer, cela donne réel. Le réel aurait donc à voir avec le vide, le non-être, le
non-sens.
Donnant de plus en plus d’importance au Réel dans sa recherche, après avoir fait prévaloir l’imaginaire, puis le symbolique, cela l’amène
à changer l’ordre de ces registres et les inscrire Réel, Symbolique, Imaginaire. RSI (Certains contestataires disent hérésie) au lieu de SIR, ce qui pourrait faire croire à un amoindrissement de
l’importance pour Lacan de la religion du Symbolique. Mais il n’en a pas été vraiment ainsi, bien que dans “Peut-être à Vincennes” en 1975, Lacan ait dit : « L’imaginaire et le réel
sont deux lieux de la vie » !
Pourquoi préférait-il le symbolique, qui n’était pas un lieu de la vie… ? De la mort ?
Pour Lacan, le réel s'impose, certes, au sujet et est caractérisé par l'inquiétante étrangeté (Unheimlich), c’est le trauma, il
fait objection au savoir, car il est l’impossible à dire ou à représenter. Si la démarche de connaissance consiste à explorer le réel pour bâtir un savoir qui constitue notre réalité,
cette réalité relève de la dimension imaginaire : c’est une fiction.
Le problème de la modernité occidentale, c’est que pris dans une frénésie technologique et influencé par ses démarches, on conceptualise de plus en plus la réalité,
en la pervertissant peu à peu dans des fumées idéologiques.
Tout se trouve saisi sur le mode conceptuel, idéal, théorique, comme chose mentale. A la dimension naturelle de l’immédiat de la vie, se superpose la dimension
intellectuelle qui va rapidement fausser, dévoyer l’épreuve du réel.
En oubliant en plus qu’il y a dans l’actuel à côté de cette réalité toute faite « une réalité en train de se faire » (Bergson). L’écart
entre la réalité ou“ce qui est” (l’étant grec qui n’est pas réellement, puisque c’est seulement une vue figée et conceptuelle du mouvant, une Idée ou une fiction) et le réel, ce
qui porte et traverse tout ce qui est, ce qui est toujours en processus de re-naissance, en recommencement d’être, en changement-devenir, en mobilité, cet écart est le fondement du monde
visible.
Le réel récuse l’essence éternelle ou la nature figée des choses, sa caractéristique est la mouvance et l’altérité, son être devient sans cesse
autre…
Nous ne sommes plus là dans l’essence et la retombée dans la représentation et la pétrification du sens, mais dans l’essance et le sens en mouvement.
Le lacanisme se heurte à la difficulté que la notion d’existence est logiquement première par rapport à celle de connaissance, puisque pour parler et penser, il faut
d’abord être et vivre. L’analyse est-elle seulement une méthode de connaissance et doit-elle se passer seulement dans la pensée et le langage, ou est-elle un moyen de rejoindre le cœur du vivre,
de l’exister et doit-elle se situer du côté de l’existence, de la vie ?
Il ne se passe entre l’analyste et l’analysand que ceci : ils se parlent.
Freud, L’analyse profane, 1926
Quelle réduction pour l’inventeur de l’inconscient, le promoteur des pulsions de vie et de mort, le chercheur intéressé par les phénomènes télépathiques et occultes,
par la communication d’inconscient à inconscient ! L’homme qui a été jusqu’à dire à Carrington en 1921 : « Si je devais refaire ma vie, je me consacrerais dans mes recherches à
l’étude des phénomènes dits occultes plutôt qu’à la psychanalyse » !
Freud a toujours présenté la psychanalyse comme une pratique fondée sur la parole, mais Lacan en a accentué le fait en affirmant sur les traces de Heidegger que
« L’homme habite le langage » et ne peut en sortir.
L’affectivité, nous ne le dirons jamais assez,
Est l’élément fondamental, irréductible de la réalité humaine.
Même si la conscience de l’homme moderne ne se réduit plus à l’affectivité,
Celle-ci en reste le fondement.
Alain Amselek, Le Livre Rouge de la psychanalyse.
Si je fus ta femme pendant des années,
C’est parce que tu fus pour moi la première Réalité
Où le corps et l’homme sont indiscernables.
Lou-Andréas Salomé, Ma Vie
Par le rejet, imputé à l’ordre symbolique, de toute promiscuité avec le vivant et le libidinal (et même l’humain !), en écartant l’affectivité et l’intuition, contre
lesquelles il n’a guère eu d’autres arguments que l’ironie ou l’insulte, ses armes favorites, Lacan s’est coupé la route concrète du réel et est resté dans le monde de l’abstraction et
de la représentation, qu’il soit de l’ordre de l’imaginaire ou de l’ordre du symbolique, prolongeant jusqu’à la démesure une partie au moins de l’héritage idéaliste platonicien. Il est resté
bloqué dans le réel comme impossible à dire et à représenter, mais surtout, je crois, comme impossible à supporter pour lui. De là tout cet édifice structural, mathématique et
abstrait qu’il a construit comme défense propre à le protéger lui-même du réel.
Dans sa conférence à Rome intitulée “Le triomphe de la religion”, Lacan réaffirme en 1974 :« Le symptôme, ce n'est pas encore vraiment le réel. [...] Mais
le réel réel, si je puis dire, le vrai réel, c'est celui auquel nous pouvons accéder par une voie tout à fait précise, qui est la voie scientifique. C'est la voie des petites équations », et plus loin il évoque : « [...] le réel auquel nous accédons avec des petites formules, le vrai réel ».
Lacan n’a pas voulu voir qu’il n’y avait pas à accéder au réel et que ce n’était pas une question de logique, ni de discours : Le réel, nous sommes toujours en
plein dedans, IL NOUS AFFECTE ( c’est-à-dire nous agencie et nous pulsionne), et ou ça s’éprouve dans un “lieu” charnel et affectif originaire au-delà ou en-deçà du langage et nullement
réductible aux représentations que nous pouvons nous en faire, ni encore moins aux petites formules, ou bien ça s’occulte par le recouvrement de ce que nous avons décrit jusqu’ici comme
réalité et qui est construction mentale et fiction.
En proclamant dans son séminaire sur les psychoses (p. 202 etc.) : « Il y a quelque chose de radicalement inassimilable au signifiant : C’est tout simplement
l’existence singulière du sujet... », Lacan avait déjà reconnu son impasse. Car que devient alors l’analyse ? Elle ne renvoie plus du tout à une “épreuve” du réel, à l’éprouvance du réel, ni
au rapport charnel avec des individus concrets et vivants, mais à des effets de langage, c’est-à-dire à une magie du Logos, que Lacan appelle “le réel du symbolique”.
Ce n’est pas avec des mots que nous écrivons le réel,
C’est avec des petites lettres.
Lacan, Conférences à Yale University, 1974
Richard Dawkins estimait qu'on peut définir le Réel comme ce qui vous riposte quand on donne un coup de pied dedans
(« Reality is what can kick back ») et que c’était là le seul critère vivant qui permette de le distinguer sans discussion possible de la fiction ou de
l'illusion. Lacan, par contre, s’il dira bien : « Le réel, c’est quand on se cogne », pour lui on ne se heurte là qu’au bord topologique du réel
auquel on continue à n’avoir aucun accès. Il y a seulement alors des effets de bord, qui peuvent faire sens, effets de sens. Mais on reste là encore dans le symbolique (à sa limite).
Comment faire prévaloir le réel plutôt que le sens ? Le sens, où s’origine tout savoir, n’en continue pas moins de se constituer... et de se
re-défaire... dans la confrontation antinomique au Réel, dont la place ne peut être occupée par le Symbolique.
Bien qu’il ait toujours appliqué sa célèbre formule du « Pastout »… ou « Rien n’est tout »… et donc contesté l’affirmation totalitaire de
Françoise Dolto « Tout est langage », Lacan est malheureusement parti d’une mauvaise lecture de la Bible affirmant « Au commencement est le Verbe »[4], qu’il a transformé abusivement en : « Au commencement est le langage », alors que la Bible hébraïque dit
expressément « Dans les commencements était le Chaos (tohu-bohu) », c’est-à-dire le Vide d’image, de structure, de substance[5]. Si L’être invisible qui
n’a pas de nom ni de forme, l’Etre-Temps ou L’Eternel de la tradition hébraïque, qu’on appelle encore tout-à-fait improprement le Dieu des Hébreux, a sorti de ce Vide par la puissance de son
Verbe les espaces, la matière, les végétaux, les animaux, l’homme lui n’a pas été créé justement par le Verbe, mais par le Souffle de Vie de
l’Etre-Temps sur de la poussière du monde nouveau. Pour l’homme donc, dans les Commencements est la Vie, avant l’Acte (que Freud à la suite de Goethe mettait encore dans Totem
et Tabou au Commencement), avant le Regard, avant la Relation, avant le Verbe, avant l’Amour..., la Vie, ce « Commencement perdu » par la pensée gréco-occidentale, du simple fait
que la vie est radicalement immanente et ne se tient pas dans le milieu de la vision et de la visibilité...
La vie se tenant toujours dans l’invisibilité de sa mouvance, ce n’est jamais la pensée, qui elle s’accomplit dans le “voir”, dans la
représentation, dans “l’évidence”, qui y donne accès.
La vie, cet autre nom du réel, ne se montre pas dans un champ d’investigation théorique quelconque. La vie ne se saisit pas dans la raison et la réflexion, mais dans
l’affectivité originelle, intime (in time, dans le temps) et pulsionnelle de chaque être vivant. Ce qui oblige à différencier ce que toute notre culture occidentale nous amène à confondre,
le sentir qui est primaire et toujours là, fondement de toute chose, et le penser qui est secondaire et occulte le plus souvent ce sentir, sans lequel il n’existerait pas.
Le sentir qu’on sent n’est pas pensée de sentir…
Mais expérience muette,
Comme le dit Maurice Merleau-Ponty
La conception gréco-occidentale définit l’homme par la pensée (« Pensée fait la grandeur de l’homme…L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature,
mais c’est un roseau pensant » [6]),au lieu de le définir par la vie, cette vie qui fait naître la pensée en l’englobant, la portant et la
dépassant de toutes parts. N’est-ce pas l’impensable de la vie et de l’être qui nous pousse à penser et permet la possibilité même de la pensée ?
Avec son « Je pense, donc je suis », Descartes, cet angoissé qui avait besoin de penser pour se sentir être, a engagé toute la culture occidentale dans une
erreur majeure, dont nous n’avons pas fini de payer les effets désastreux en termes moïques. En effet, le “Je” de ce « donc je suis » est un moi imaginaire, réservoir de
représentations, demandant qu’il y ait sans cesse de la pensée pour ne pas disparaître, pour exister, alors que le “Je” qui pense est lui fondamentalement un “soi” qui vit d’abord, qui sent, et
qui produit ensuite ou non de la pensée. En nous identifiant à tort à la pensée, nous sommes devenus de vrais malades de la pensée et par suite d’un narcissisme mortifère (narcissisme
comme amour d’une image, et non de son soi propre), comme vient nous le démontrer notre clinique chaque jour. Ce ne sont pas les pensées elles-mêmes qui sont problématiques, mais notre
attachement à la pensée.
La cure analytique, n’est-ce pas alors faire le deuil de ses idéaux et de ses idolâtries ?
Malgré sa passion de tout rationaliser, tout expliquer, tout maîtriser, Freud a finalement reconnu que la
conscience ne résidait pas que dans la représentation, et il a reconnu aussi que l’inconscient n’était paradoxalement pas sans conscience.
Nous communiquons comme les terriers des renards,
En silence et dans l’obscurité, sous terre.
Lettre d’Henry David Thoreau à Ralph Waldo Emerson en 1843
Dans une lettre du 25 mai 1916 à Lou-Andréas Salomé, Freud écrit « Dans mon travail je fais artificiellement le
noir en moi pour centrer ma conscience sur l'obscur »… Je fais le noir, ce n’est pas rien, mais il semble que dans les nombreuses contradictions de Freud cela soit passé
inaperçu… Combien d’analystes ont cette pratique du vidage ou du suspens de toute image, de toute représentation, proche de la méditation des grands yoguis ?
Bion, né en Inde à Mutra d’une mère hindoue et d’un père anglais, a su, grâce à son environnement natal et sa familiarité avec les pratiques yoguies,
développer l’écoute freudienne avec “attention également flottante” dans une rêverie « sans mémoire, sans savoir, sans projet » ; Winnicott qui n’était pas un intellectuel
et travaillait avec son soi corporel, comme il l’a écrit[7], en a fait autant avec son « être-là sans but et sans intention », sa capacité
d’« être seul en présence de l’autre », « en acceptant le chaos et l’informe... »… Il est regrettable que Lacan se soit enlisé
dans le langage et le formalisme mathématique, alors qu’il donnait l’impression d’être tout près de cela par ses formules « Là où je suis, je ne pense pas ; là où je pense, je ne suis
pas » ou encore « L'analyste dans la psychanalyse n'est pas le sujet qui pense, et c'est à ne pas penser qu'il opère ».
Qu’est-ce qui opère alors ? La structure, dira Lacan et il se perdra dans ses élucubrations topologiques avec ses bouts de ficelle de plusieurs
couleurs et ses nœuds borroméens. Tout en reconnaissant dans Télévision (1974) « C’est le réel qui permet de dénouer ce dont le symptôme consiste », il affirmera
« L’analyse ne change rien au réel ». Pour Lacan, l’analyse ne change que la relation du sujet au signifiant, en réorganisant symboliquement sa “représentation du monde” et sa
relation à cette représentation, c’est-à-dire à la “réalité”.
A une vérité nouvelle (prise de conscience),
On ne peut se contenter de faire sa place,
Car c’est de prendre notre place en elle qu’il s’agit.
Elle exige qu’on se dérange. On ne saurait s’y habituer seulement.
On s’habitue à la réalité ; la vérité du désir, on la refoule.
Jacques Lacan
Pour Lacan, le dernier mot est de ne pas céder sur la vérité de son désir. Certes. Mais tout ceci, bien qu’important, reste mental, secondaire et peu
opérant réellement. Car si on travaille au niveau de la réalité, on réaménage peut-être la réalité autrement, mais le réel n’est pas touché, tandis que si on travaille au niveau du réel, par voie
de conséquence la réalité en est transformée.
Finalement, ce qui me sépare de Lacan, c’est non seulement qu’il ne reconnaît pas l’affectivité charnelle et fondatrice de l’être vivant, mais que pour lui, le sujet
finit par s’apparenter au… rien, à une éclipse de sujet ! Le contraire d’une “présence charnelle catalytique, créatrice et agentielle ” !
Par rapport à la question : qu’est-ce qui opère donc ?, Freud a pensé lui dans un premier temps dans “Études
sur l’hystérie”, p. 229, à un facteur personnel, affectif : « A côté des facteurs intellectuels auxquels on fait appel pour vaincre la résistance, un facteur affectif dont on peut
rarement se passer joue un rôle. Je veux parler de la personnalité du thérapeute et, dans de nombreux cas, c’est elle seulement qui sera capable de supprimer la résistance. Ici comme partout en
médecine et dans toutes les méthodes thérapeutiques, il est impossible de renoncer totalement à l’action de ce facteur personnel ».
Il dira encore que l’analyste dans la cure devient un « agent catalytique » qui absorbe sans retour et neutralise les exagérations affectives, régule les
affects du patient.
Cependant, avec la découverte du transfert, la réflexion va sans cesse se déplacer et s’instrumentaliser. Le transfert, qui est un phénomène courant de la
vie humaine, résultant d’un besoin infantile de dépendance et d’idolâtrie, devient la clef de voûte de la situation psychanalytique : C’est lui qui dans cette situation met en acte l’inconscient.
Il est défini par Freud comme « sentiment porté à la personne de l’analyste » et comme « intense relation affective » de « nature amoureuse ». Plus largement, le
transfert exprime le besoin qu’a une personne de trouver quelqu’un à qui s’en remettre, parce qu’elle lui suppose savoir et pouvoir.
Les affects “transférés” sur l’analyste et qui s’adressaient originellement dans l’enfance à un personnage-clef du proche entourage, père, mère, etc.
s’avèreront être en fait de nature très diverse, et aussi bien négatifs que positifs. C’est parce que le transfert réactive des conflits que la cure peut introduire des
changements, ça c’est ce que les psychanalystes ont commencé à dire… et en ce sens le seul vrai transfert analytique est le transfert négatif. La névrose n’est plus seulement abordée comme un
événement du passé mais comme une force actuellement agissante.
En janvier 1907, au cours d’une soirée des fameux “mercredis” de son groupe de premiers disciples, Freud va jusqu’à proclamer : « Il n’y a qu’une puissance capable de surmonter les résistances, c’est le transfert. Nous contraignons le patient à renoncer à ses
résistances par amour pour nous. Nos traitements sont des traitements par l’amour. Il ne nous reste que la tâche d’éliminer les résistances personnelles. Nous pouvons guérir aussi loin que
s’étend le transfert ; l’analogie avec le traitement par l’hypnose est frappante. Seulement la psychanalyse utilise le pouvoir du transfert pour amener un changement durable chez le patient,
alors que l’hypnose n’est qu’un tour d’adresse, tout provisoire. »
Cependant, “rendre conscient l’inconscient” est resté toujours le mot d’ordre de Freud malgré tous les revers et échecs subis, ce qui est tout-à-fait paradoxal surtout quand on sait qu’à partir
de 1915, il réalise que cette tâche est non seulement impossible mais surtout inutile sur le plan thérapeutique : La prise de conscience n’amène en soi aucun changement ; l’explication de
l’origine d’un symptôme ou d’une résistance ne suffit pas à les lever ; la compréhension du sens est sans effet profond ni durable. Oui, la compréhension du sens est
sans effet profond ni durable !
L’irreprésentable, ce lieu d’éclipse de la pensée armée du logos, cette “terra incognita” des théoriciens, ce réel, tous les psychanalystes le reconnaissent inépuisable et se renouvelant sans
cesse. Ils ont pourtant grand mal à concevoir que ce que nous voyons et exprimons nous renvoie toujours à l’invisible et à l’inexprimable qui le fondent ici et maintenant, et non aux évidences
d’une théorie déjà élaborée, et ils acceptent rarement que la fonction de l’analyste depuis Freud ne soit pas seulement de fabriquer de la représentation sur ce terreau... ou de cerner le
fantasme dont l’étymologie (phantazdo) signifie “rendre visible, faire voir”.
Pourtant, bien qu’il n’en tienne pas toujours compte, Freud a insisté à plusieurs reprises sur le fait que « nul ne peut être tué in absentia ou in effigie ». On ne peut agir sur une
manifestation que lorsqu’elle est présente en elle-même et s’exprime directement dans le vécu de la situation thérapeutique. La compréhension intellectuelle
n’entraînant aucun changement, il faut l’expérience, mais pour moi, plus que l’expérience (qui reste encore une objectivation mentale), il faut “l’épreuve”, c’est-à-dire l’affrontement direct et
subjectal du réel. L’analyse est une épreuve du soi et de l’autre.
Dé-masquer le réel, tel est en définitive le travail du psychanalyste.
Serge Leclaire
Le point clef de l’ana-lyse, n’est-ce pas celui où le voile de la réalité se déchire un temps devant le réel, le temps d’une ouverture avant que l’inconscient ne se
referme ? Le vrai facteur de changement me semble être la mise à bas des masques dont est recouvert le réel, l’ouverture au réel à la suite de l’abandon, bien sûr tout
provisoire, de la “terre ferme” du monde de la représentation, des symboles et des concepts, et le ressourçage dans le vide créateur. C’est ce ressourçage, qui
suscite une attitude nouvelle et une plus grande liberté au retour dans le monde de la représentation, où s’ouvre alors brusquement une infinité d’autres possibles qui n’existaient pas
avant.
Tous les premiers livres de Carlos Castaneda sont consacrés à la description de ces processus. L’“île du Tonal” est le monde de la représentation, qui soutient les
registres de l’imaginaire et du symbolique, et la “mer du nagual” qui l’entoure de toutes parts et tend à l’éroder est le Réel, ce que Schopenhauer appelait lui “le Monde comme
vouloir-vivre”. On pourrait dire comme Désir.
On ne peut, comme le font beaucoup d’analystes, occulter l’éprouvance dans le vide ou le flou de représentations au profit de la parole réfléchie et de la
description. Car si la parole descriptive est souvent inutile, cette éprouvance impliquante de l’analyste, elle, est toujours indispensable pour entraîner la régression vers le réel de
l’analysand et amener un changement véritable.
Anna G, cette patiente de Freud en 1921, sa petite-fille vient juste au début de l’année de publier le Journal de son analyse, que sa fille avait retrouvé dans le
grenier de sa maison, Anna G écrit que la présence de Freud dans la même pièce qu’elle pendant les séances d’analyse était plus importante que tout ce qu’il pouvait bien lui dire….Oui,. Ce n’est
pas rien : la présence de Freud dans la même pièce qu’elle pendant les séances d’analyse était plus importante que tout ce qu’il pouvait bien lui dire…. Freud lui-même, qui n’en est pas à une contradiction près n’écrit-il pas d’ailleurs des années plus tard dans une correspondance à Marie Bonaparte : « Je soigne
mes patients moins par ce que je dis ou je fais que parce que je suis…. Je ne soigne ni avec mon savoir, ni avec mon savoir-faire, mais avec mon être »,
on peut retrouver à peu près les mêmes mots dans les écrits de Sacha Nacht et dans l’autobiographie de Jung et chez bien d’autres encore. Ils ne se sont pourtant certainement pas plagiés, mais c’est leur propre pratique qui leur dictait cette parole. Lacan a prétendu
avec ironie les corriger en affirmant que l’analyste agit surtout avec son “manque à être”, mais ce manque à être ne fait-il pas partie de l’être ? Et n’est-il pas un effet de la
dissociation du réel et de la réalité ? D’autant que c’est l’intensité de ce manque à être qui nourrit le désir de l’analyste.
Non, on ne peut pas réduire l’analyse à un échange verbal et encore moins aux lois du langage. Comme on ne peut pas réduire ce qui se passe ici et maintenant dans
cette salle à un discours. Ce serait bafouer le réel.
Hilda Doolittle, dont on vient juste aussi de publier en France son livre « Pour l’amour de Freud », Hilda Doolittle, parlant de son analyse avec Freud,
écrit : « Je ne peux pas classifier le contenu de mes séances ni les raconter d’une manière logique ou livresque. C’était essentiellement “une atmosphère” »…Une
atmosphère !
Ce n’est pas pour rien que Searles, qui a travaillé toute sa vie avec de grands psychotiques, insiste lui aussi dans son livre « Mon expérience des
états-limites » (Gallimard.1994, p. 16) sur l’atmosphère de séance et la participation non-verbale de l’analyste, qui seraient selon cet éminent psychiatre et analyste bien plus importantes
que toutes les interprétations et fariboles langagières. Les interprétations viendraient même empêcher l’émergence de la perlaboration de l’analysand au niveau archaïque.
Bill Schutz répétait sans cesse : « we are encountering », nous sommes toujours en train d’affronter. Ce qu’il méconnaissait, c’est qu’il s’agissait
d’un affrontement avec le réel et qu’il était nécessaire d’affronter le réel de l’autre avec un regard frais, une « ouïe toute
nue ». Le réel s’affirme alors comme ensemble de devenirs et de processus d’individuation et non plus de choses et de substances. C’est ce que m’ont enseigné mes patients
borderline, que j’aime nommer plutôt « frontaliers ». C’est à Roustang que je dois d’ailleurs cette désignation. Les “frontaliers”, ces
sujets-limite ou dans des états-limites, ce sont eux plus que tout autre qui m’ont fait sentir où se situait l’efficacité de l’action thérapeutique.
J’étais encore analyste bio-énergéticien quand Rolande est venue me voir. Elle me donna dans les entretiens préliminaires l’impression d’être une névrosée classique.
C’était une très belle femme, qui semblait à son aise dans la parole, un peu moins dans son corps. Elle travaillait dans une institution où elle était psychologue d’enfants et où elle était très
appréciée. Pourquoi voulait-elle entreprendre une thérapie ? Elle se contenta de me répondre en première justification qu’elle avait des problèmes relationnels avec les hommes. Elle avait
fait une première tranche d’analyse (un an) avec Guy Rosolato, puis une deuxième tranche (six mois) avec Jean-Claude Lavie. Mais disait-elle, la psychanalyse ne lui semblait pas pouvoir résoudre
ses problèmes… Elle avait pourtant eu affaire à deux “ténors de la psychanalyse”. Ayant lu des livres de Lowen, elle lui avait écrit à New-York pour avoir des adresses de bio-énergéticiens
français : c’est ainsi qu’elle avait débarqué chez moi, alors Président de la S.F.A.B.E[8]. Bien sûr je fus alerté par le fait de ces tranches successives, courtes et
rapprochées, qui montrait sa difficulté d’être dans une continuité. Je relevais que c’était avec des enfants qu’elle était parfaitement à l’aise. Je fus frappé surtout par la difficulté d’entrer
dans une quelconque anamnèse : Elle était, paraissait ou se voulait sans histoire.
« Ce que je souhaite, me dit-elle, c’est travailler au niveau du corps et non de la parole ».
Dans la lecture lowenienne[9] de la structure de son corps, elle présentait toutes les caractéristiques hystériques et rentrait tout-à-fait dans
le cadre de l’analyse caractérielle somatique et psychique, telle que j’envisageais alors la thérapie bio-énergétique. Or, dès que j’essayais de l’orienter vers la moindre mobilisation
corporelle, elle se mettait à parler abondamment et obstruait le chemin vers tout travail corporel. Mais sa parole n’en restait pas moins vide. Finalement, nous n’avancions pas et elle ne
m’apportait aucun matériel consistant. Je pensais qu’il y avait chez elle de très fortes résistances, et qu’il me fallait être très patient, oubliant qu’ainsi c’est à elle que je demandais d’être
patiente.
Ce n’est que bien plus tard que je devais réaliser que son obsession du corps reposait sur le fait qu’elle n’en avait paradoxalement pas. Elle courait après ce qui
lui manquait : une chair qui lui aurait permis de prendre corps et consistance. Il est aujourd’hui évident pour moi que ce type de patients qui foisonnent en analyse bio-énergétique, attirés
comme un aimant par le signifiant “corps” d’une part, et le signifiant “énergétique” d’autre part, sont paradoxalement ceux qui fichent en l’air toute la théorie bio-énergétique classique fondée
sur le modèle freudien de la névrose et l’analyse du caractère à travers la structure corporelle. Je dirais que ces patients sont justement dans des “états-non-caractérisés” par rapport à leur
structure corporelle apparente, ce que Lowen n’a admis que très tardivement ou peut-être même jamais…. Mais on peut dire que ce sont ces patients aussi qui ont bouleversé le cadre de la cure
psychanalytique et obligé les psychanalystes modernes à repenser le modèle de la névrose et de la perversion à partir de la psychose.
Les deux meilleures définitions cliniques des “frontaliers” que j’ai peut-être jamais entendues, définitions à l’emporte-pièce certes mais si éclairantes, ce sont
celles de mon formateur principal en analyse bio-énergétique, Ed Müller. Il disait : « Ce sont des savonnettes mouillées… A peine croit-on les avoir saisies dans sa main
qu’elles ont déjà glissé et se trouvent ailleurs ». Il disait encore : « Ce sont des peaux de banane ». Rien ne vaut en effet un “frontalier” pout vous faire
trébucher, vous mettre en échec, bref vous remettre totalement en question, aussi bien au niveau théorique qu’au niveau technique, mais aussi au niveau personnel, puisque s’ils pulvérisent les
théories et les techniques, c’est cependan